Le Carnaval de Venise
Les historiens de la vie de Venise font remonter les origines des fameux carnavals vénitiens aux "fêtes" célébrées autrefois par les sujets de la République Sérénissime, en l'occasion de leur victoires sur les peuples soumis et vaincus. Manifestations joyeuses de l'époque, ces fêtes remplissaient d'allégresse les sujets, au seuil d'une période d'abondance et de liberté, quand les richesses procurées par le commerce embellissaient les quartiers, les temples et les demeures. Le besoin de faste et de pompe croissait rapidement avec les fortunes de la République Sérénissime, au pair des privilèges des classes riches en quête de tous genres de divertissements. Peu à peu, les festivités guerrières laissaient place à des divertissements plus licencieux - amusements, banquets - reprenant la tradition non lointaine des Bacchanales de la Rome antique: ainsi prend forme la vraie fête de Carnaval qui, à Venise, atteindra son apogée pendant la période de décadence de la République, au XVIII siècle. LES ORIGINES DU CARNAVAL ET LES MASQUES Les origines du Carnaval doivent être puisées dans les manifestations religieuses. Les longues nuits de l'hiver invitaient au dialogue avec les dieux des enfers et déclenchaient ainsi une explosion d'émotivité et de spectacles dans l'expectative de la naissance de la lumière. Echappé à l'influence religieuse, le branle-bas de Carnaval se transforme en spectacle populaire, riche en couleurs, manifestation bruyante et festivité pour ressusciter la divinité solaire de la torpeur de l'hiver. Les danses et les chambards existaient déjà à Athènes et à Rome et l'analogie entre le Carnaval italien et latin avec les antiques Saturnales de Rome a été plusieurs fois soulignée. D'après de récentes études, le personnage burlesque de Carnaval, mis à mort en public après une brève période de dissipations et de jouissance à l'endroit de toutes les contrariétés de la vie, ne serait autre que le descendant de l'antique souverain des Saturnales. Le Carnaval, depuis la plus lointaine antiquité, ne se veut pas jouissance comme fin en soi, mais comme revanche des privations et des mortifications du lendemain, L'avènement du Christianisme se propose d'effacer le souvenir des rites païens, Suivant la tradition latine, les cérémonies ont lieu au Moyen âge pendant les fêtes de décembre et janvier. Les libertés de décembre étaient augure de franchise et on élisait par-ci, parla en Europe le "Pape des fous" et le "Evêque des Innocents". Les thèmes païens étaient repris dans les rites de janvier avec entre autres, la mascarade des hommes-bêtes et les cortèges huants défilant dans les rues des cités en chantant, quémandant et vociférant. C'est sans doute pendant la Renaissance que la Carnaval se pare de magie et se colore des goûts de l'époque et du faste des cours favorisé par la richesse des familles puissantes et des seigneuries. Dans l'intention de rendre à la nature humaine une dignité qui ne soit pas frustré par le "péché original", le Carnaval est le "lieu désigné" de l'exaltation d'une nature authentique et audacieuse, libéré de toute forme de conformisme. "Masque" vient de "masca", terme qui, à l'origine, désignait "le mort", puis une espèce de sorcière ou d'esprit infâme. Les masques représentaient ainsi les créatures du monde des enfers qui, à la reprise du cycle annuel, réapparaissent sur la terre pour la féconder de leurs pouvoirs maléfiques - lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Les masques, tout comme les démons, dansent, chantent, fustigent et se moquent de tous ceux qu'ils rencontrent. Ils représentent les images des démons pour les rendre propices ou les anéantir en les assimilant. L'usage du masque passe sans variations sensibles de la Grèce à Rome. Mais alors que pendant la période classique il est limité a théâtre et aux cérémonies, au Moyen Age son emploi se diffuse auprès de la population: les masques médiévaux font l'objet de nombreuses interventions des autorités religieuses pour en li¬miter l'abus, car ils sont source d'intrigues, de scandales et de violence. Pendant la Renaissance, le masque est un accessoire pratiquement obligatoire dé la garde - robe de la noblesse française et anglaise. Le XVIII siècle marque le triomphe du masque: c'est l'époque du "Loup" porté par les dames en promenade, par la servante qui va faire les emplettes, par le gentilhomme qui descend en lice pour un défi ou par le brigand qui dévalise une diligence. Sa vogue décline brusquement au début du XIX siècle et son usage se restreint presque exclusivement aux bals de Carnaval. On entend aussi par masques des "personnages fixes": ils existent déjà dans les antiques Atellanas, et leur tradition remonte probablement aux mimes de la Grande Grèce et de la Sicile. Au XVI siècle, avec le nouvel essor de la Comédie, apparaissent d'autres masques, et notamment par la suite, ceux de la "Commedia dell'Arte". Avec la décadence de la Commedia dell'Arte, la masque tend à représenter des personnages de "caractère" avec des influences typiquement régionales. L'habitude de se masquer remonte à Venise aux temps de la conquête du Levant: ainsi en témoigne une loi de 1268 qui interdit à toute personne masquée de jouer avec les oeufs. Son usage se répand au point d'enrichir les fabricants qui, devenus puissants, seront assimilés aux peintres. Au XVI siècle, les patriciens comme les plébéiens circulaient en masque: même en dehors de la période de Carnaval, le masque avait à Venise une importance inconnue ailleurs. Les masques typiquement vénitiens sont silencieux, graves, presque tristes. Se masquer était donc un plaisir intime. Les Vénitiens portaient le masque pendant le Carnaval, puis jusqu'à la fête de St. Marc, pendant toute la célébration de l'Assomption, en octobre et en novembre sans compter les occasions extraordinaires. Le gouvernement de la Sérénissime dut intervenir plusieurs fois et émaner des lois spéciales pour en régler l'usage. 1339 - Les masques ne doivent pas circuler en ville pendant la nuit. 1458 - Il est interdit aux hommes de se masquer en femme ou en bouffon. 1585 - Interdiction de porter des armes. 1606 - Interdiction d'entrer dans les églises 1703 - Interdiction pendant toute l'année d'entrer dans les maisons de jeu. 1718 - Interdiction pendant la période de Carême. Les masques furent abolis pendant les dix premières années de la domination autrichienne et seule faisait exception la "Cavalchina de la Fenice": ils furent ensuite autorisés sous le gouvernement italien et pendant la deuxième domination autrichienne, mais seulement à l'occasion du Carnaval. Dans l'évolution du masque vénitien, un chapitre à part mérite d'être dédié à la Commedia dell'Arte à l'apogée de sa splendeur au XVIII siècle, précisément pendant le Carnaval. LE CARNAVAL DE VENISE Les premiers témoignages du Carnaval de Venise remontent à l'an 1094, date de l'acte du Doge Faliero qui en autorise les festivités. Mais l'épisode qui devait le singulariser remonte à l'an 1162; alors Ulrico. patriarche d'Aquilée, avec l'aide de quelques féodaux frioulans, assaillit Enrico Dandolo et le contraignit à se réfugier à Venise. Le Doge Vitale Michiel II intervint, mit en défaite Ulrico et le fit prisonnier avec 12 chanoines. En échange de la liberté, Ulrico promit un tribut annuel de 12 pains, 12 porcs et 1 taureau, payables chaque jeudi gras. Le sacrifice des animaux devint alors le rite initial du Carnaval. Chaque année dans la grande salle du Piovego (Palais des Doges) on préparait des scènes avec de petits châteaux en bois semblables aux places fortes vaincues du Frioul. Le Tribunal de La Sérénissime, après avoir célébré un rapide procès burlesque, annonçait gravement la sentence capitale contre les animaux, en donnent ordre aux soldats de l'exécuter directement sur la Place. Une pièce de viande était envoyée à chaque sénateur et les pains distribués aux prisonniers. En 1420, au terme du domaine patriarcal d'Aquilée, le tribut traditionnel fut pris en charge par les caisses de la République, pendant encore un siècle. Puis, pour donner plus de dignité à la fête, on abolit l'exécution des porcs et ce fut la visite du Doge dans la Salle du Piovego qui marqua le début de la Fête. Par décret du 9 Février 1459 on donna mandat aux Officiers des "Razon Vecchie" d'organiser les festivités du Carnaval avec des fonds annuels expressément réservés à cette intention. Au centre de la petite place de St. Marc se déroulaient des feux d'artifice et des spectacles acrobatiques: ''Les forces d'Hercule", épreuve entre deux factions opposées: les Caslellani et les Nicolotti. C'étaient des exercices, comme la pyramide humaine, dont le sujet variait selon la représentation: "Les Colosses de Rhodes", le "Cercueil de Mahomet", la "Belle de Venise", etc. La "Moresque" (danse arabe militaire) était célèbre et se terminait par l'exhibition d'un funambule téméraire (presque toujours de l'Arsenal) qui volait, en descendant sur une corde, du campanile de St. Marco jusqu'à la hauteur du Doge, au balcon du Palais, pour lui offrir une gerbe de fleurs et quelques sonnets. Les "courses de taureaux" sont elles aussi caractéristiques de l'antique Carnaval, elles étaient autorisées les après-midi des premiers jours de Carnaval jusqu'au dernier dimanche (à l'exclusion du vendredi). Les taureaux étaient castrés et il s'agissait de luttes entre des boeufs et des chiens spécialement dressés. Une vraie "arène" était aménagée sous la colonnade. Apres que le taureau ait été saisi par les chiens, deux ou trois abatteurs faisaient leur entrée (dont un cavalier masqué) pour séparer le chien du taureau et faire des prouesses. Après lui avoir scié les cornes, l'animal était abattu d'un coup d'espadon. Les "courses de taureaux" furent abolies sous la première domination autrichienne, à la suite de l'écroulement d'une partie de l'arène. D'autres furent organisées pendant le XIX siècle sur l'île de Murano. Avec l'annexion de Venise au Royaume d'Italie, elles furent définitivement interdites. C'est pendant le XVIII siècle que le Car¬naval de Venise, atteint le maximum de sa splendeur. 11 abandonne les places publiques pour vivre ses moments de faste dans les "cafés", les théâtres, les palais des patriciens et dans les couvents, sur des tréteaux mobiles. Ouverture en 1792 du Théâtre de "La Fenice" bientôt célèbre pour son "bal masqué": "La Cavalchina", rendez-vous de la noblesse et avec les années, centre du Carnaval vénitien. Il y avait aussi des bals publics, des "festins" un peu partout, avec la participation de toutes les classes sociales. Les gens du peuple organisaient dans leurs maisons et dans les rues, surtout dans le quartier du Château, des bals à la mode et en particulier la "Forlane", danse probablement d'origine frioulane. Sur le tard, la fête se prolongeait dans les foyers et les cercles de jeu ("casini") maisons ou locaux consacrés au jeu d'hasard et aux intrigues amoureuses. Le foyer le plus célèbre, ouvert en 1638, était à San Moisé, dans l'antique Palais Dandolo. Une vraie foule d'habitués y dissipait des fortunes considérables et s'adonnaient à des amours licencieux et des infidélités conjugales. A tel point qu'il fut définitivement fermé en 1774 par ordre du Conseil Majeur de la Sérénissime. A mesure que déclinait le pouvoir de la République, les fêtes publiques et privées perdirent de leur splendeur pour se modifier discrètement en un rite de la bourgeoise citadine con¬sacré par la "Cavalchina" au Théâtre de La Fenice. Avec la chute de la République (1797) et l'arrivée d'abord de Napoléon, puis des Autrichiens, le Carnaval prit fin. Après l'annexion au Royaume d'Italie en 1866, Venise exhumera son Carnaval et le vivra comme acte de patriotisme. La "Société du Carnaval" fut fondée et chargée d'organiser le programme de la fête: flammée éphémère d'un fête qui se consumera bien vile. Nouvelle tentative en 1899: sous l'impulsion des peintres Mariano Fortuny et du Prince Fritz Hohenloe. Terminé l'année suivante, au XX siècle le Carnaval perdit peu à peu de sa vitalité, alternant des périodes plus ou moins heureuses pendant lesquelles disparut même le rite célèbre de la "Cavalchina" à La Fenice. Ce n'est qu'en 1980, sur l'initiative de la "Biennale de Venise" qu'il fut repris avec grand faste. |